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    Causerie

    Un Français résidant à Londres et qui se trouve de passage à Lyon, où il n'était plus venu depuis quelques années déjà, nous exprimait hier la vive surprise qu'il avait éprouvée la veille en arrivant dans notre ville. Cette surprise avait plusieurs causes : la transformation du quartier Grôlée, où d'élégantes constructions ont pris la place des maisons malsaines d'autrefois, l'énorme extension de la cité sur la rive gauche du Rhône, enfin, et surtout, l'animation considérable qu'il remarquait de toutes parts. Il ne s'y reconnaissait pas et nous en témoignait sa sincère admiration.

    Bien que cette triple constatation ait été faite depuis quelque temps par tous ceux qui reviennent à Lyon après un certain nombre d'années, elle n'en est pas moins intéressante à retenir de la part d'un habitant de la plus vaste ville du inonde, où règne, dans les principaux quartiers du moins, le plus formidable mouvement qu'on puisse imaginer. Il est de fait que la vieille légende qui dépeignait Lyon comme la grande ville calme par excellence a définitivement fait son temps, et qu'à l'heure actuelle elle présente autant d'animation qu'en peut offrir n'importe quelle autre ville de cinq cent mille âmes.

    En dehors de la prospérité grandissante dont il est l'indice, cet accroissement de la circulation a, comme on sait, pour cause principale, le développement des moyens de locomotion. Le Lyonnais ne reste plus confiné dans son arrondissement comme au temps jadis ; les habitants des quartiers excentriques viennent incessamment dans celui du centre, et ceux que leurs affaires obligeaient à résider dans la presqu'île pour n'en sortir, selon l'expression consacrée, que le dimanche et les jours fériés, ont toute facilité maintenant d'installer leurs pénates aux extrémités de la ville et même assez avant dans la banlieue, et de s'y transporter, le soir venu, avec la plus grande commodité.

    C'est l'œuvre des tramways dont le réseau sillonne Lyon de tous côtés, et dès maintenant notre ville est sous ce rapport, la mieux desservie qu'on puisse citer. Et on parle de créer encore de nouvelles lignes. C'est à se demander où on les mettra ; mais les ingénieurs, dont l'activité est toujours en éveil, n'ont pas encore dit leur dernier mot.

    Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler,

    nous disent-ils, comme Auguste à Cinna, si bien qu'à chaque saison de nouvelles lignes apparaissent, qui presque toutes ont aussitôt un important trafic, la circulation grandissant avec la multiplication des services.

    Par exemple cela fait un beau remue-ménage. Il faut y regarder à deux fois avant de se risquer au milieu des rues, et la traversée de certains carrefours est devenue une opération fort dangereuse pour qui n'ouvre pas bien ses yeux et ses oreilles ; les tramways se croisent et s'entre-croisent, ils fondent de tous côtés sur le passant, et malheur à qui aura un instant de distraction !

    Les employés de tramways sont de leur côté constamment sur le qui-vive ; ils ne se soucient pas d'écraser les gens, et pour l'éviter ils déploient une incontestable vigilance, obligés qu'ils sont de ralentir leur vitesse à chaque nouvel obstacle. Et comme cela ne suffit pas pour éviter tout danger ils ne cessent de faire entendre des appels de corne désespérés.

    La précaution est bonne, certes, mais la terrible musique que font ces peu harmonieux instruments ! De cinq heures du matin à minuit ils mugissent sans trêve, affectant douloureusement les nerfs auditifs d'un demi-million de braves gens qui n'en peuvent mais et voudraient bien, quand ils sont au lit, dormir tranquilles. On s 'y fait, à la longue, vous dit-on ; assurément on s'y fait, oui, mais comme les ânes se font aux coups de bâton ; ils ont beau en avoir l'habitude, ils n'en éprouvent pas moins un sensible désagrément chaque fois qu'il s'en abat une nouvelle dégelée sur leur échine.

    On a bien essayé, les essais se poursuivent encore ces jours-ci, de remplacer la terrible corne par un timbre, mais celui-ci ne paraît pas donner de bien efficaces résultats, et il est à craindre que nous n'en soyons réduits à nous entendre corner aux oreilles à perpétuité. Et c'est là le diable.

    Sans compter que les automobiles de tous genres se multiplient dans des proportions redoutables. Ils vont et viennent avec une vitesse souvent désordonnée, contre laquelle il faudra bien qu'on se décide à sévir si l'on tient à nous éviter les plus graves accidents, et comme ces rapides véhicules sont aussi munis de puissantes cornes d’appel, il en résulte du matin au soir un incessant charivari bien fait pour faire prendre en horreur les automobiles et ceux qui les montent.

    Et dire qu'il y a quelques années seulement les modestes piétons se plaignaient des dangers de la bicyclette ! Nous sommes loin du compte maintenant, et les cyclistes ont beaucoup plus de peine à éviter le dangereux choc de l'automobile que nous n'en avons à nous garer d'eux.

    Et, patience, nous ne sommes pas au bout de nos peines. On vient de mettre en circulation à Paris tout un lot de fiacres automobiles, mus par l'électricité. Nous n'en avons pas encore à Lyon, mais ils ne sauraient tarder de faire leur apparition, et alors, gare aux abatis !

    L'hippomobilisme tend à disparaître complètement devant la triomphante traction mécanique ; ceci tuera cela, et bientôt, n'en doutez point, nous ne verrons plus de chevaux qu'aux revues de Bellecour et à l'étal de certaines boucheries.

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